Le traité makkot (31b), en effet, nous rapporte l’apologue suivant : « On demanda à la sagesse : quelle est la pénalité du pécheur ? Voici quelle fut la réponse : le malheur poursuit ceux qui pèchent. La même question fut posée à la prophétie ; elle répondit : l’âme qui pèche est celle qui mourra. Quand on l’adressa à la Torah, elle répondit : qu’il apporte un sacrifice expiatoire, et il sera pardonné, car il est dit : il sera agréé de l’Eternel pour lui servir d’expiation. Quand la question fut posée au Saint-Béni-soit-Il, Il répondit : qu’il se repente, et il obtiendra le pardon, car il est écrit : l’Eternel est bon et droit ; c’est pourquoi il montre aux pécheurs la voie ».
On l’aura compris, nous autres pécheurs avons peu intérêt à confier notre espérance en la sagesse, et encore moins à la prophétie ! En rapportant que la teshuvah n’est vraiment possible que devant Dieu, le midrash affirme ici que si l’on s’en tient aux voies d’approche rationnelles, la repentance, qui finalement revient à n’exiger rien moins que de faire cesser les conséquences –forcément négatives-- d’un acte négatif, d’un péché, la repentance n’est pas un phénomène logique, ni même possible.
(Comment la teshuvah est-elle possible ?)
Avouons-le, cette possibilité de retour sur nous-mêmes, de repentir pour laquelle nous nous préparons est un mystère total. Cette capacité à revenir sur le passé, non certes pour l’effacer, mais pour le réparer et comme en annuler les effets, a quelque chose d’irrationnel qui ne laisse pas d’étonner.
Comment donc la teshuvah est-elle possible ?
P
our tenter de répondre à cette question, j’aimerais vous proposer une petite réflexion. Elle ne prendra pas par sa source dans l’un de nos textes traditionnels, mais dans un film -- un midrash contemporain en quelque sorte, à savoir un film de science-fiction de 1997, réalisé par Andrew Niccol, « Bienvenu à Gattaca ». Dans ce film se trouve en effet une réplique qui m’a toujours frappé, et dont la vérité, énigmatique, m’a toujours évoqué cette période de teshuvah (dont le sens simple, en hébreu, est « retour ») ; il s’agit de la réplique suivante : « Je ne pense jamais au retour ».
Pour ceux qui n’ont pas vu – ou ne se souviennent plus – du film, je vais en résumer en quelques lignes la teneur, et toute la saveur. L’histoire met en scène un monde futuriste où la génétique, toute puissante, sert de norme absolue pour sélectionner les hommes dans une recherche obsessionnelle de perfection et de pureté. Le scénario met en présence deux frères. Le premier, Anton Freeman, génétiquement parfait, a été programmé pour faire partie de la caste des êtres dominants. Son frère, Vincent Freeman, à la suite d’une fausse manipulation génétique lors de sa naissance, est quant à lui considéré comme génétiquement imparfait et à ce titre rejeté comme un paria dans la société. Malgré ces destins tragiquement préfabriqués, Anton et Vincent gardent des liens fraternels, et comme aiment à le faire des frères, se lancent sans cesse des défis.
Ils aiment, entre autres, faire des courses sur la plage et jouent à celui qui nagera le plus loin possible au large dans l’océan sans s’arrêter. Celui qui perd est celui qui abandonne le premier, et rebrousse chemin le premier. Et contre toute logique, c’est Vincent, théoriquement déficient génétiquement, qui bat toujours son frère, supposé être parfait. Un jour que ce dernier s’en étonne, et lui demande « comment fais-tu ? », « As-tu un secret ? », Anton répond : « je ne pense jamais au retour… ».
S
ans doute cette anecdote n’a-t-elle ni un contexte ni une valeur religieuse évidente, mais elle a le mérite, en nous présentant cette notion de « retour » sous une lumière inhabituelle, d’appeler deux commentaires qui nous aideront peut-être à appréhender cette énigmatique possibilité de la teshuvah.
D’une part, cette histoire / réplique nous présente le « retour » comme un moment fondamental de toute réalité : le retour est comme la face cachée d’une pièce de monnaie, ce moment qui n’est pas directement lié à l’action ni à la conscience des acteurs eux-mêmes, mais qui pourtant en est le contre-coup / l’autre face / l’autre côté inéluctable.
Bien plus, c’est cette présence en creux du « retour », autant dire son absence, dans un monde plutôt préoccupé par l’apparence, par les « pleins » plus que par les « déliés », cette absence qui, finalement, décide du sort de l’événement. Le paradoxe, on l’aura compris, c’est que les deux frères n’ont pas de prise directe sur l’événement « retour », (qu’ils ne peuvent la trancher de manière voulue). C’est seulement, au contraire, au moment où ils « lâchent » la pensée du retour que se réalise pleinement la possibilité d’un aller plein.
Faudrait-il donc, ainsi, ne pas penser au retour, ne pas penser à la teshuvah ?
Etrange leçon, en ce jour de Kippuyr où nos textes nous demandent non seulement d’y penser, mais d’en faire un chemin obligatoire, presque une méthode existentielle !
C’est ici que la deuxième perspective proposée par notre histoire projette un éclairage intéressant.
Car l’autre mérite –inattendu-- de cette histoire, c’est qu’elle met au prise deux concepts qui, à ma connaissance, ne sont pratiquement jamais présentés l’un en face de l’autre : celui de halakhah avec celui de teshuvah. On le sait, le mot halakhah, avant que de désigner la loi juive dans son ensemble, signifie la « marche », la façon d’aller vers les choses. Il y a ainsi le temps de « l’aller », de la halakhah, et le temps du « retour », de la teshuvah.
Mettre ensemble halakhah et teshuvah, comme le fait notre histoire, c’est donc énoncer simplement la notion d’« aller et un retour » :
Cette notion « d’aller et retour » concept, nous rapporte le rabbin Adin Steinsalz, est une notion fondamentale de la kabbale. Toute vie, nous dit elle, toute forme de vie, psychologique, biologique ou métaphysique, de la respiration à la notion abstraite de temps, est pulsation, et à ce titre, fondée sur un battement à deux temps, un aller et un retour.
Ainsi, par rapport à notre histoire, le temps de l’« aller », de la halakhah, est celui où l’on va vers les choses, vers le monde, et ce mouvement, ponctué par les mitsvot, est scénarisé par l’assurance d’une tradition millénaire qui nous guide. Si cette approche induit le possible danger d’un ritualisme excessif, ne négligeons pas sa possible grandeur. Imaginons-la intelligente, et à son meilleur niveau : le mérite de la halakhah, dans ce cas, est de nous distancier de notre égo, et de substituer à l’illusion d’une création personnelle un hinneni, « me voici », qui certes signifie le moi, mais le met aussitôt sous la coupe intelligence d’un ordre supérieur…
Ce que nous dit ce xxx du retour, c’est que
La tradition est ainsi une sorte d’art spirituel double, où halakhah et teshuvah sont deux faces d’un même dispositif de perfectionnement de notre être et de notre lien avec Dieu. L’un est plénitude de l’action, l’autre, évidement, accouchement de notre intériorité. L’une, par l’action, tend à limiter les prétentions de l’égo, l’autre convoque l’ego mais pour le présenter nu, dénué de toutes les histoires que nous avons tressées autour de nos actes pour mieux nous rêver en conquérant du monde. Mais à l’heure de la teshuvah, on ne raconte plus, on compte, on chiffre ; on ne brode plus, on pèse.
M
ais alors, que nous enseigne ce « midrash de Gattaca » ?
Le premier développement semble nous dire que nous ne devrions jamais penser au retour, quand le deuxième nous présente la teshuvah comme l’autre face, essentielle aux côtés de la halakhah, inventée par la tradition comme une pédagogie de l’être.
La contradiction, on l’aura compris, n’est qu’apparente.
Car ne jamais penser au retour, ce n’est pas dire que ce retour n’est pas important. Ce n’est pas en nier l’existence, c’est simplement abandonner la prétention d’en dominer les tenants et les aboutissants.
C’est savoir que ce retour n’est pas de notre ressort, mais du seul domaine de Dieu. Ne jamais penser au retour, c’est ainsi, selon des lois qui excèdent le visible et le strictement comptable, se savoir confiant dans cette pulsation de vie qui ne nous appartient pas, c’est, sans calcul et en toute humilité, appeler la part de Dieu tout en sachant qu’on ne la mérite jamais à la hauteur du peu que nous avons accompli.
En ce temps de grand moʻed des fêtes, de solennelle « convocation d’automne », (faire teshuvah n’est pas une action) on n’organise pas sa teshuvah comme on planifie ses actions, on se laisse simplement convoquer, pourvu d’une honnête mémoire et inquiet d’une générosité qui, en la matière, ne peut être que divine.
Et ici seulement nous comprenons que la teshuvah ne peut recevoir d’explication à proprement parler ; pas en terme de mécanisme, de fonctionnement. Quand les plis arrières de la réalité, tous ces temps de retour viennent se draper, en leur ultime course, aux pieds de Dieu, alors ne reste que le silence intérieur, cette qol demamah daqah de Dieu, ce fracas silencieux qui vaut jugement, et se fait miséricorde.
Ce n’est qu’ainsi, au terme de notre examen intérieur, que nous pourrons être pardonnés de nos manquements et, par cette incompréhensible mais certaine miséricorde de la teshuvah, inscrits dans le livre de la vie.
Soyez inscrits dans le livre de la vie !
Shanah tovah !
Vendredi 18 septembre 2010