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Le chat du physicien

L’une des meilleures histoires que je connaisse sur le pardon n’est pas dû à Maïmonide, ni au Baal Shem Tov ni à aucun autre rabbin hassidique, pourtant volubiles sur la question, mais au Général Schwarzkopf. Le Général Schwarzkopf, pour ceux qui s’en souviennent, est ce général américain qui, après l'invasion du Koweït par Saddam Hussein, commandait les forces de la coalition et l’opération « Desert Storm » lors de la guerre du Golfe en 1991. Quelques années plus tard, on lui posa la question de savoir s’il était envisageable, pour lui, de pardonner aux responsables des attentats du 11 septembre. Le général Schwarzkopf avait réfléchi un instant, puis avait répondu, non sans finesse : « Ma conviction, c’est que Dieu pardonne. Mon job, à moi, c’est d’organiser la rencontre. »

A Kippour aussi, nous rencontrons Dieu – espérons-le, d’une autre manière. La pression, cependant, n’est pas moindre, car à Rosh ha-Shanah trois livres se sont ouverts. Le Livre de la Vie où les Justes sont inscrits directement, le Livre pour les désespérément méchants qui sont inscrits pour la mort et, chers amis, je me sens raisonnablement autorisé à penser que nous nous trouvons, ce soir, en agréable et nombreuse compagnie, nous les beïnoni’im, les cas intermédiaires. Non que notre sort soit de tout repos. Nous ne bénéficions, dans le troisième livre qui nous est réservé – nous pourrions l’appeler le « Livre du stand-by » -- que d’une inscription provisoire, en attente du jugement définitif. Obtiendrons-nous la compassion du jury ? Ce jury, j’en ai bien peur, est assez peu démocratique. Il se réduit à Dieu lui-même, adepte, semble-t-il, de la phrase de Clémenceau : toute commission doit nécessairement comporter un nombre impair, et trois, c’est déjà trop… !

A ce sort incertain s’ajoute une autre difficulté, abordée par Maïmonide dans ses « Lois sur la Teshouvah : « L’homme se considèrera toute l’année durant comme à moitié coupable ou à moitié innocent. … S’il faute, il se fait basculer, lui et l’humanité du côté de la culpabilité et provoque sa propre destruction. S’il réalise une bonne action, il fait pencher, lui et l’humanité, la balance du côté du mérite, et il entraîne pour lui et les autres le salut et la délivrance. »

Passage inspirant, à vrai dire, où s’entend une belle leçon de liberté. L’image est forte d’une balance constamment sur le fil, dont les plateaux oscillent entre délivrance et destruction. On pense à l’image finale de « Match Point » de Woody Allen, où la balle de tennis, sur le fil du filet, oscille et nous laisse stupéfaits, suspendus entre deux destins différents. Mais ce flou dans nos vies, tout à coup s’estompe, et devient net à la faveur d’une décision de notre part, d’un simple « Hinéni », un simple « me voici » frappée du sceau du courage et de la liberté. Oui, dans les pièces de monnaie de notre Dieu de justice, il y bien deux faces : et la liberté est la face cachée du jugement !

Tout cela est assurément remarquable, mais comme pour les trois livres de Rosh ha-Shanah, c’est le troisième cas qui pose question. Maïmonide ajoute en effet : « Pour celui dont les actions sont parfaitement équilibrées (entre bonnes et mauvaises actions), son sort est suspendu jusqu’à Kippour. S’il fait teshouvah – s’il se repentit -- il est scellé pour la vie, sinon il est scellé pour la mort. »

On trouvera peut-être ma question de mauvaise foi, mais elle me brûle les lèvres : en quoi le fait ne pas se repentir est-il rédhibitoire, et condamne notre pauvre « homme moyen » à la mort, alors qu’il n’a pas augmenté ses péchés… ? Même si quelqu’un ne se repent pas, son bilan moral ne reste-t-il pas à l’équilibre ? Et dans ce cas pourquoi, in fine, la miséricorde divine ne fait-elle pas pencher la balance en faveur de la vie ? 

Ce n’est ni vers Clémenceau, ni vers Match Point qu’il nous faut, cette fois, rechercher quelque lumière, mais vers un chat. Ce chat n’est pas celui du rabbin, mais celui d’un célèbre physicien, Erwin Schrödinger, prix Nobel de physique en 1933 : le fameux « chat de Schrödinger. »

Préoccupé par les paradoxes qui apparaissent aux échelles infiniment petites de l’étude de la matière, Erwin Schrödinger a imaginé, en 1935, une expérience de pensée dans laquelle un chat est enfermé dans une boîte. Une substance radioactive y est également placée, avec un dispositif qui tue l'animal dans le cas où la substance se désintègre. Tout le sel de l’expérience réside dans le fait qu’au bout d’un certain temps, il existe une probabilité égale que la substance soit désintégrée ou intacte, autrement dit une situation où deux états contraires co-existent simultanément. Comme le sort du chat est totalement solidaire de l’état de la substance radioactive, on peut en dire autant du chat : avant que l'ouverture de la boîte, et un acte de mesure ne mettent fin à l’incertitude, notre félin se trouve lui aussi dans une telle superposition d’états : il est à la fois mort et vivant !

Rapportée à notre propos, cette petite fantaisie féline nous fait comprendre une chose : prendre une décision dans le domaine moral est l’équivalent d’ouvrir la boîte dans l’expérience de Schrödinger. Dans une situation complexe, la décision volatilise, en un seul coup, toute complexité, toute incertitude, toute ambigüité. Mais ce qui est remarquable, c’est qu’elle ne le fait pas en ajoutant un élément qui ferait pencher la balance d’un côté ou de l’autre, elle change tout simplement le système de fond en comble. La décision n’est pas un apport quantitatif, une question de poids, elle est une question de choix. On comprend pourquoi, dans l’histoire de Maïmonide, faire teshouvah tranche le nœud gordien du pécheur. Faire teshuvah n’est pas traficoter le bilan comptable en ajoutant un acte pour modifier le pourcentage, mais adopter une nouvelle perspective. A l’inverse, ne pas faire teshouvah est pire que de ne rien faire, c’est de ne pas comprendre. Comprendre que Dieu, à Kippour, n’est pas dans la statistique du chiffre mais dans la dynamique du lien. Ne pas faire teshouvah, c’est s’enfermer dans la routine et la médiocrité comptable, c’est ne pas saisir la perche tendue par Dieu : la possibilité de tout changer.

La dynamique du lien et non le poids des faits, la possibilité de changer et non l’implacable loi de la causalité ? On pourrait s’étonner de ces sortes d’ardoise magique dont semble disposer à loisir la tradition. Benno Gross, dans un merveilleux livre, « Les  lumières du retour », consacré aux conceptions du Rav Kook sur la teshuvah, en revient aux fondements de la vision hébraïque du monde pour éclairer ces paradoxes. « Dans la Torah, écrit-il, point de thématique ni d’essai de définition, mais des expériences vécues qui donnent à penser, des récits, des symboles et des préceptes qui sollicitent une interprétation. C’est là que se révèle ce que l’on pourrait appeler un ordre ontologique, une concrétude différente de la réalité naturelle … [un] univers métaphysique qui situe l’homme d’emblée dans une relation personnelle à Dieu et détermine, préalablement à toute spéculation, un espace spirituel de rencontre et de dialogue. »

La métaphysique de la Bible, ainsi, n'est pas celle de l’homme perdu dans le cosmos. Elle n’est pas non plus celle de l’homme superbement isolé, autonome en son empire, rivé sur le rail de son humanité et qui se tourne, de temps en temps, vers le réel pour y faire son petit bilan de compétence. Si Kippour implique en effet d’examiner nos actes passés, le but de cette journée est de comprendre deux choses :

Comprendre, tout d’abord, que ma situation existentielle dans le monde n’est pas celle d’une physique, mais d’une conversation. Mon lien premier est avec mon créateur, et la seule question qui vaille, dans cette perspective, est celle que Dieu nous avait déjà posé au jardin d’Eden, « Ayéka ? », « Où es-tu ? » Le but n'est plus de tenir le score de nos actes, de jouer à l’apothicaire, mais de restaurer la proximité.

En second lieu, comprendre que cette posture n’est pas gratuite. Elle a un prix, elle nécessite de quitter le calcul routinier et nombriliste de ce que nous avons fait ou n’avons pas fait, pour changer de regard. Ouvrir la boîte de Schrödinger, dissiper le brouillard des événements pour y percevoir la conversation divine, celle de notre lien avec le créateur, pour oser inventer autre chose de soi-même.

Ces deux exigences de Kippur dessinent finalement pour nous la possibilité d’un trésor de plus en plus abîmé dans nos sociétés : la confiance. C’est ce que signifie, d’ailleurs, la racine du mot Kippour, « kaper », « kapparah », que l’on traduit généralement par « expiation » mais qui, au sens propre, signifie « couverture ». A Kippour, Dieu nous « couvre », une expression à faire sonner comme celle d’un combattant qui nous dirait, « allez-y, je vous couvre ».

Rien de magique, ici, mais l’image nous dit qu’il y a toujours un arrière-plan dans nos vies, qu’en toute situation le tirant d’eau est toujours plus profond que l’on ne pense. Tout ne se joue pas dans l’urgence, le nez écrasé sur un réel sans profondeur. Tout ne s’épuise pas immédiatement à la surface des résultats pour nous assigner une gloire immédiate ou une opprobre éternelle. En surface les choses sont ce qu’elles sont, mais dans un monde où le réel est conversation, dans un monde de lien, « We don‘t take yes for an answer » : aucun oui du réel n’est une réponse suffisante. Si le lien est endommagé, eh bien il faudra le restaurer, mais il ne disparaît jamais, sauf si nous décidons de l’oublier.

Dans notre soukkah de Kippour, cette année, Clémenceau et le général Schwarzkopf étaient deux ushpizin, deux « invités » assez surprenants, et nous pouvons bien y ajouter Paul Valery, qui écrivait : « Rappelez-vous tout simplement qu’entre les hommes il n’existe que deux relations : la logique ou la guerre ». Oui, mais le chat de Schrödinger est passé par là… Dans un monde de lien, de teshuvah, où la décision donne sa chance à la liberté, nous avons la liberté d’opposer l’amour à la logique, et dans un monde de guerre, chers amis, de ne jamais désespérer de la perspective de la paix !

Gmar ‘hatimah tova !

Soyez inscrits dans le Livre de la vie !

Sermon Kol Nidreï

Dimanche 24 septembre 2022

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