fêtes

Paroles de bouc

(Longue sonnerie de shofar, à la fois plaintive et tonitruante)

Voilà, mes amis.

Voilà ce que j’avais à vous dire.

Vous avez sûrement déjà entendu mon cri, sans vraiment y prêter attention. Il est vrai que je ne suis pas censé parler -- je suis censé porter, supporter, puis disparaître, nulle part. Et surtout, je suis censé ne jamais revenir, ne jamais revenir vers vous.

Vous comprenez qui je suis ?

Non ? Alors écoutez ce passage (Lev. 16) :

« De la part de la communauté des enfants d'Israël, il [Aaron] prendra deux boucs pour l'expiation et un bélier comme holocauste. … Et il prendra les deux boucs et les présentera devant le Seigneur, à l'entrée de la Tente d'assignation. Aaron tirera au sort pour les deux boucs : un lot sera pour l'Éternel, un lot pour Azazel. Aaron devra offrir le bouc que le sort aura désigné pour l'Éternel, et le traiter comme expiatoire et le bouc que le sort aura désigné pour Azazel devra être placé, vivant, devant le Seigneur, pour servir à la propitiation, pour être envoyé à Azazel dans le désert ».

Vous voyez, maintenant. Je ne suis pas celui que le sort désigne pour l’Eternel – le pauvre, lui ne peut plus vraiment communiquer son expérience – je suis celui sur lequel Aaron pose les mains pour le charger d’une lourde mission, au sens propre : porter et emporter vos péchés. Oui mes amis, je suis le bouc, le deuxième bouc, pas celui qui est sacrifié mais celui que l’on envoie à Azazel, autrement dit, loin et nulle part : je suis le bouc émissaire.

Bon. Vous n’avez jamais cherché à me connaître, mais c’est un fait, il est essentiel que vous ne me connaissiez pas, que vous souhaitiez, même, ma disparition définitive. En cette période de « yamim noraïm », de « jours terribles » où vous vous appliquez à peaufiner votre teshuvah, votre « retour » sur vous-même, il est un retour qui ne doit jamais se faire, c’est le mien ! Si vous m’envoyez à Azazel, avec vos péchés, n’est-ce pas, ce n’est pas pour que je revienne ! Azazel, c’est un one way ticket : on envoie, on y va, mais on n’en revient pas !

Mais moi ce soir, j’aimerais réparer une injustice, vous dire un peu qui je suis. « Bouc émissaire », pour commencer, l’expression me fait bien rire. Si j’émettais quelque chose, ce serait plutôt des doutes… Chaque année, pieusement à ce qu’on m’a dit, vous racontez mon histoire dans le récit de la avodah. Ces derniers siècles, j’ai entendu bien des choses sur moi. Maints psychologues et sociologues ont glosé sur la façon dont vous autres les hommes, animaux politiques, auriez besoin de moi, et de mon sacrifice, pour vous constituer en société, et par le stratagème d’exclusions aussi spectaculaires qu’arbitraires, vous forger une cohésion de groupe.

Moi, bouc du fond des âges, qu’est-ce que j’en pense ? Eh bien, sachant que vous vous vous plaisez à me juger archaïque, j’ai justement quelques petites questions, archaïques et fondamentales, à vous poser : au lieu de gloser sur la mimesis et la catharsis, au lieu de trouver merveilleux cette vertu que j’aurais de devoir disparaître à tout jamais pour votre seul profit politique, savez-vous exactement, chers êtres humains, de quoi vous me chargez exactement ? De vos péchés, certes. Mais moi je vous demande : savez-vous encore ce qu’est un « péché » ? Comprenez-vous encore le sens de ce mot ?

Vous pensez, je le sais, que les péchés c’est tout ce que vous avez fait de mal. Eh bien moi je vous dis, cette manière de présenter les choses vous donne l’impression de faire votre mea culpa en bonne et due forme, mais cela vous conforte surtout dans votre rôle d’acteur tout puissant. Vous faites ceci vous faites cela, vous croyez que vos actes sont la matière-même du monde et de sa transformation, et vous consentez à reconnaître, à côté des tonnes de choses formidables que vous accomplissez, ah oui quelques petites erreurs, un menu dérapage par-ci ou par-là, un peu comme de la petite monnaie, contrepartie inévitable de votre superbe activisme. 

Mais moi je vais vous dire. Si c’est cela que j’emportais à Azazel, j’aurais été viré depuis bien longtemps, et mon job de bouc supprimé avec. Ce dont je me charge est bien plus subtil, chers frères humains : vos péchés, c’est tout ce qui était nécessaire au monde et que vous n’avez pas fait. Et non seulement ça : tout ce que vous n’avez pas fait et que vous étiez le seul à pouvoir faire.

Dans un chapitre fameux de son roman « Le Procès », Kafka confronte son personnage principal, Josef K. à écouter une terrible méditation sur la Loi. Il y a la Loi, raconte Kafka, et elle est gardée par une sentinelle, qui monte constamment la garde devant. Un jour, un homme qui débarque de sa campagne s’approche de la sentinelle et lui demande la permission d'entrer. La sentinelle lui dit que c'est possible, mais pas maintenant. Sa description des multiples obstacles à franchir avant d’arriver au graal de la Loi effraient un peu l’homme de la campagne. Celui-ci décide d'attendre, et il attend ainsi durant des années. A la fin, l'homme, sur le point de mourir, revient vers la sentinelle et lui demande pourquoi, finalement, personne d'autre n'est venu essayer d'entrer ; le gardien lui confie alors : « Cette entrée n'était faite que pour toi, maintenant je pars, et je ferme la porte ».

Cette parabole est celle de votre vie. Et vos péchés que j’emporte, ce sont ceux-là, ceux qui font que le monde, finalement, ne ressemble pas du tout à ce qu’il pourrait être si vous aviez forcé le chemin de la Loi. Si vous y aviez crû, tout simplement, si vous aviez crû aux deux papiers que tout homme devrait avoir en poche. Un papier avec la mention « Tu n’es que poussière ». Et sur le deuxième, la mention « N’oublie pas que le monde n’a été créé que pour toi ! ». Le monde dans lequel vous vivez est autant la somme de vos actes que celle de vos actes manqués. C’est ceux-ci que j’emmène au loin -- je les éloigne mais ils ne disparaissent pas. Il faut les voir comme des questions, vous savez, les questions que vous laissez sans cesse en suspens.

Avez-vous assez aimé ?

L’avez-vous assez dit, aux gens que vous aimez ? A l’ami tout juste rencontré, à l’ami disparu trop tôt sans que vous vous soyez réconciliés ?

Avez-vous écouté, assez écouté, assez cherché à comprendre, à donner, à réparer, le proche et le lointain ? Avez-vous pris le temps de ne rien faire, pour mieux retrouver votre être véritable, pour mieux le réorienter vers son risque, sa vérité, sa beauté ?

Vous savez, Azazel n’est pas un lieu, c’est un non-lieu. Mais ce non-lieu existe, et il a les exactes dimensions de tout ce que vous n’avez pas fait. Je vous assure, il est large mon désert ! Pourtant, j’aimerais vous faire part d’un doute que je ressens de plus en plus, au fur à mesure que les années passent, ou plutôt s’affolent : dans ce monde où vous vous contrôlez en permanence, où vous passez votre temps à ne jamais être pris en défaut, parvenez-vous à vous connaître suffisamment vous-même pour comprendre ce que sont vos péchés – c’est si important de le savoir – pour comprendre où sont vos lumières intérieures, et vos ombres intérieures ?

J’ai l’impression, moi le bouc, que mon désert, mon Azazel, ce nulle part où j’allais librement et dont je n’avais pas à revenir, oui, se resserre… Le désert recule, Rongé par la performance…

Je vais vous raconter une histoire à ce sujet. Un verset, plutôt, tiré de l’Ecclésiaste 10, 11 : « Si le serpent mord faute d'incantations, il n'y a point de profit pour le charmeur ». A l’avenir, interprètent les Sages, les animaux s’assembleront et viendront dire au serpent : « Un lion rugit et dévore, un loup déchire sa proie et la mange, mais toi, serpent, quel plaisir as-tu ? » Et il leur répondra : « Que crois-tu que la médisance accomplisse » ?

Ce n’est pas qu’il y ait un « bon » mal et un « mauvais » mal, mais dans l’enseignement des maîtres hassidiques, le type de mal incarné par le serpent, le « lashone ha-ra », la « médisance » est le prototype du mal absolu parce qu’il est gratuit. Il n’a d’autre but que de détruire, tout simplement, sans même que son auteur retire de profit du mal qu’il inflige. Dans l’enseignement du Baal Shem Tov, toute chose qui existe dans le monde a été créée pour une fin positive, et dans cette vision, même le mal est un piédestal pour le bien. Un mal ancré dans l’intérêt, dans la jouissance demeure humain, et il peut alors être transformé. Mais un mal déraciné de sa jouissance secrète une sorte de tristesse destructrice, de dépression radicale qui ravage tout sur son passage.

Pourquoi cette histoire ? Eh bien cette légèreté fatale du serpent, je la compare un peu avec ces péchés qui ne vous obsèdent plus vraiment. Avant, le péché avait de l’allure ! Vos égos avaient leurs forteresses bien verrouillées, mais elles se laissaient atteindre, parce que la conscience de ce que vous aviez manqué était taillée pour l’expiation à la hauteur de vos introspections, parce que vous y aviez encore intérêt. Vous saviez encore ce qu’est l’intériorité, sa fragilité mais son importance. Aujourd’hui, je vois que vous négligez vos clairs obscurs, cette part d’ombre que vous n’estimez pas utile ou qui peut-être vous vous fait peur – mais vous n’avez plus le temps d’avoir peur… Parole de bouc !

Dernier point : si vous ne savez plus très bien ce qu’est le péché, cela veut dire qu’il en est ainsi du pardon.

Je vous le demande, chers frères humains : au sein de votre liberté, taillée pour le succès et la performance, existe-t-il encore en vous un peu de désert, de bienveillance pure pour pardonner aux autres, mais plus encore vous pardonner à vous-même ? Il est tellement facile d’être trop dur envers soi-même. On se donne le bénéfice de l’exigence intérieure, mais soyons honnête, la plupart du temps c’est pour mieux camoufler l’excuse de ne pas agir. Pour enrober sous l’excuse d’incompétence l’appel à la responsabilité, le fait que le monde attend mon « Hinéni », mon « Me voici ! » -- parce que le monde a été créé pour moi…

Cette importance de la bienveillance envers soi-même, et la tristesse des zones d’ombre que l’on ne cultive pas, Milan Kundera la dit magnifiquement dans un passage de son roman « La Plaisanterie » : « Nous vivions Lucie et moi, écrit-il, dans un monde dévasté ; et faute d’avoir su le prendre en pitié, nous nous en étions détournés, aggravant ainsi et son malheur et le nôtre. »

Agir, mais tout autant aimer le monde sous l’aspect du péché, de ce qui lui manque, de ce qui VOUS manque, en avoir pitié, l’admettre, puis respirer. Voilà l’importance du péché, du « het », du « manque » et du « manquement » !

Alors, Azazel existe-t-il encore dans vos sociétés ? Existe-t-il en vous ?

En cette ultime étape de Kippur, je vous le dis sans réserve : Cherchez ! Scrutez vos péchés ! Osez dévoiler ce moi profond qui se sait devant Dieu, qui vibre à la moindre variation de position, plus proche, moins proche, encore trop loin...

Avec Voltaire cultivez votre jardin ! Mais avec moi, le bouc, au son primitif du shofar, cultivez votre désert ! Cultivez notre jachère, votre part d’ombre et de poésie, votre risque et votre promesse !

Cultivez l’art d’identifier, de reconnaîtrai vos péchés, vos vides prometteurs. Alors, je serai à nouveau fidèle, au rendez-vous, pour les emporter.

Et cette fois-ci je vous le promet, parole de bouc : je n’en reviendrai pas…

Shabbat shalom,

Gmar hatimah tovah,

Soyez inscrits dans le livre de la vie !

Vendredi 29 octobre 2017

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