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Per via di levare -- Kippour ou la voie de la confiance

Le grand Léonard de Vinci aimait à dire qu’il est deux manières de produire de l’art,
per via di porre, ou per vi di levare. Per via di porre, mot à mot, « par le moyen de
l’addition », « en ajoutant », désignait dans son esprit la peinture. Per via di porre,
c’est en effet la manière où l’on ne cesse d’ajouter sur la toile, du dessin, de la
couleur, celle où le support se remplit, par ajouts successifs, jusqu’à atteindre ce
point d’équilibre où, selon une intime conviction de l’artiste, le tableau est fini à ses
yeux. La touche en moins serait manquante, une touche en plus serait de trop : voie
généreuse, mais équilibre pointu que ce per via di porre…
A cette première manière, Léonard opposait la per via di levare, « par voie de
soustraction », « d’enlèvement » -- il pensait là à la sculpture. Qu’il parte d’un bloc de
marbre, de pierre ou d’airain, ou simplement de la masse encore imprécise de l’idée
vague, le geste artistique per via di levare est un art de l’évidement. Il procède par
enlèvement de matière, et plus on enlève, plus la forme se forme, plus la création se
crée. La frontière, là aussi, est ténue. Pas assez d’évidement, et la sculpture est
encore trop loin de la légèreté rêvée ; mais un excès, une maladresse, un
prélèvement de trop et c’est la pauvreté dans sa laideur. Mystérieux équilibre, que
cette per via di levare, frisant le risque du néant, ou pire, de l’insignifiant…

Ce qui interpelle, en ce jour de Kippour, dans ces deux voies artistiques, dont on
comprend bien qu’elles sont aussi deux façons de faire sens par rapport au monde,
c’est que le per via di levare, la « voie de la soustraction », présente une similitude
très forte avec Kippour, en particulier avec le rituel qui, à l’époque du Temple, en
était le cœur: la cérémonie du Grand Prêtre, le Cohen Gadol, dans le Saint des
Saints.
Ce rituel, dont faisons toujours le récit – c’est le récit de la avodah -- lors de l’office
de moussaf – était destiné à obtenir l’expiation pour le peuple juif. Il aligne une
séquence complexe de gestes qui culminait dans une situation singulière : le Grand

Prêtre pénétrait, la seule fois de l’année, dans le Saint des Saints, pour y prononcer
le nom ineffable de Dieu.
Si ce récit, au-delà de la destruction du Temple, a été conservé par nos maîtres à
une place centrale de notre liturgie, c’est qu’il exprime un caractère essentiel de la
Fête. Art du retrait, du creux, de l’humilité, oui, la Fête de Kippour représente bel et
bien une expression, poussée à l’extrême, de la via di levare.

Art de l’épure, tout d’abord, que cette humilité vestimentaire du Grand prêtre qui, ce
jour-là, n’arborait points ses oripeaux brodés d’or, mais de simple vêtements de lin ;
humilité corporelle, par ailleurs, quand il nous est demandé, par une série
d’abstentions couvrant l’ensemble de nos besoins, de cesser, ce jour-là, de nous
nourrir de nos pulsions.
Art de la soustraction, encore, que cette fête de Kippour qui à la différence des
autres fêtes, ne met en jeu aucun symbole concret pour jouer de sa signification.
Nous connaissons la cabane et le loulav de Sukkot, la matsah de Pesah, les bougies
de Hannukah et autres toupies de Purim. Rien de tel pour Kippour, exclusivement
fondé sur la méditation et la prière, et qui n’exige pour tout matériel que notre âme,
crainte et sincérité.
Quant au rituel de la avodah mené par le Cohen Gadol, n’est-il pas une expression
frappante d’une recherche qui opère par le vide ? Nous voici dans le bâtiment le plus
imposant de l’antiquité, et le coeur de la cérémonie se déroule dans le Saint des
Saints, où ne pouvait entrer qu’une seule personne, une seule fois dans l’année,
dans un espace intimement destiné à mettre en scène le dépouillement, la nudité, un
anti-espace en quelque sorte – on dit que les Romains, lorsqu’ils prirent possession
du Temple, furent choqués de ne pas y trouver leur habituel quota de statues et
d’ornements, de n’y trouver, en somme, que du vide.
Mais le summum de cet art de la soustraction spirituelle, se situe probablement dans
la singularité de ce qui s’y déroule. Dans ce vide élevé à la dignité d’architecture, la
seule chose que le Cohen Gadol y accomplissait n’était pas une action, mais un acte
linguistique.

Cet acte, proférer le nom ineffable de Dieu, nom connu de lui seul, est si singulier, si
l’on veut bien s’y attarder, qu’il viole toutes les règles d’usage courantes du langage.

Le langage a stabilisé des noms communs, en effet, parce nous en avons un besoin
fréquent et que leur approximation suffit pour notre quotidien ; le mot « cheval, ainsi,
nous suffira pour désigner tous les chevaux différents qu’il nous sera donné de
rencontrer – probabilité infime, j’en conviens, à Kippour. Le nom propre, quant à lui,
est déjà une exception à ce régime, il signifie cette exception. Un nom propre ne
désigne que très accessoirement la personne, mais il sert surtout à l’appeler. Si Dieu
appelle Adam, lors de la Genèse, ce n’est pas pour le désigner mais pour le
distinguer en tant qu’interlocuteur. Non pour parler De lui, mais pour parler A lui, peut
être même pour être appelé PAR lui. Le nom propre hisse le langage à la dimension
subjective, à la dignité de sujets égalitaires.
Quant au nom de Dieu, il radicalise cette exception du nom propre. Le nom ineffable
a vocation à être le nom qui lui correspond le plus ; à ce stade, il ne désigne rien
d’autre que lui-même, il est le nom propre par excellence, si propre qu’il ne peut être
d’aucun usage courant, pas même utilisé pour la prière. Il ne peut être prononcé que
par une seule personne, qu’une seule fois dans l’année.
Toute dimension utilitaire a ici été bannie, comme si cette évacuation, cet évidement
poussé à l’extrême cherchait à nous précipiter au bord du gouffre, au bord du non-
sens, du risque du néant, comme si tel était le but, finalement, de Kippour.

Mais la soustraction radicale, le plus étonnant, encore, c’est que la prononciation de
ce nom ne pouvait être entendu par le peuple. Cette situation défie non seulement
l’usage social du langage, mais semble aller à l’encontre de l’idée-même de
transmission. Lors de la révélation au Sinaï, par exemple, les bney Israël ne
souhaitaient pas entendre directement la voix de Dieu, mais ils avaient demandé à
Moïse d’être leur intermédiaire, de leur transmettre par la suite. Ici, par contre, le
peuple d’Israël confie au Grand Prêtre l’exorbitante et exclusive tâche d’obtenir
l’expiation pour eux, pour la Nation, en prononçant un nom qu’ils ne connaissent pas,
une unique fois dans l’année, et qu’ils n’entendent pas.

La question surgit alors. Comment cela est-il possible ? D’où un tel rituel tire-il son
efficacité, sa crédibilité ? Ce crédit absolu accordé au grand prêtre pour mener le
processus d’expiation, si l’on y réfléchit bien, repose sur une notion on ne peut plus
ténue, mais fondamentale : la confiance.

Comprenons que ce rituel sophistiqué, dans sa minutie, sa complexité, a mille
chances de déraper au passage, et que ce rituel qui repose exclusivement sur la
personne du Grand Prêtre et en la valeur totale de sa préparation, constitue en
quelque sorte une immense utopie, où le seul garant, finalement, est la confiance
que nous plaçons en cet homme de faire absolument cela, rien que cela : parvenir à
être en état de pureté absolue et, dans une pièce vide, prononcer un mot sans
aucune valeur de désignation et de communication : le nom de Dieu.
Telle est la voie de Kippour. Aujourd’hui nous n’avons plus de Temple, plus de Grand
Prêtre, mais il nous est demandé de continuer à croire en l’expiation, et si nous,
modernes, au scepticisme si prompt, nous ne sommes plus capables d’y croire, il
nous est demandé d’avoir envie d’y croire.
Dans la vie en général, nous avons souvent peur de manquer, et en fidèles adeptes
de la via di porre, nous surdéterminons les choses, nous en rajoutons, nous les
doublons, les sécurisons, ajoutant couches sur couches pour aboutir à une image de
nous-même la plus riche possible. Le risque, bien entendu, c’est d’enfouir notre être,
de disparaître sous le poids de cette image…
A Kippour, c’est le travail inverse, la via di levare, qui nous est demandé : nous
dépouiller, aller vers notre manque. Il nous est demandé d’enlever, encore et encore,
toutes les couches et les scories qui nous barrent l’accès à notre être, à notre
créateur. Car c’est cet art du dépouillement spirituel, cette voie du via di levare qui
est en elle-même un chemin de confiance. Dieu se tient là, au plus près de notre
nudité intérieure.
Shanah tovah ! Gmar ‘hatimah tovah !
Puissions-nous être inscrits dans le livre de la vie !

Kippour 5774 – office de kol nidrey
Vendredi 13 septembre 2013

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