fêtes

« Teshouvah pour les otages ! »

Sermon Kippour

Nous sommes en URSS, sous Staline, en 1949. David Kaparov, juif pieux mais tenant son judaïsme secret, était ouvrier dans une aciérie de la banlieue de Moscou. Dans ces années de plomb où il ne faisait pas bon être juif, David Kaparov vivait chichement. En ce mois de décembre, le manque d’argent et de nourriture l’avait contraint à avoir recours au marché noir afin de sustenter sa famille. Il se trouva une âme bien intentionnée pour le dénoncer au commissaire de quartier du Parti, et le pauvre Kaparov se retrouva bientôt devant le juge. La sentence fut brève et sans appel : « Vous n’êtes pas sans savoir que le marché noir entache la réputation du socialisme en marche, et constitue un crime très sérieux. Pour l’atteinte aux valeurs de la révolution et au petit père des peuples, le camarade Staline, l’Union soviétique et le peuple soviétique vous condamnent à vingt-trois ans de travaux forcés en Sibérie. »

A l’énoncé de la sentence, Kaparov éclata en sanglots : « Votre honneur, supplia-t-il, j’ai servi de nombreuses années dans l’Armée rouge. Je me suis illustré à la Bataille de Stalingrad, et j’ai obtenu pour cela la médaille de la bravoure. Toute ma vie membre dévoué du Parti, j’ai même reçu une lettre signée du camarade Lénine reconnaissant ma contribution à l’effort du socialisme. Mais voilà, malgré le remarquable essor économique dû au dernier plan quinquennal, je n’ai pas été payé depuis six mois par l’usine où je travaille. Ma femme est malade, et notre famille n’a plus de quoi se nourrir. Je l’avoue, j’ai eu recours au marché noir mais je vous en prie, veuillez tenir compte de mes état de services pour assouplir la sentence ».

Avec une absence de compassion aussi énorme que le marteau et la faucille accrochés au mur derrière lui, e camarade-juge, répliqua d’un ton grandiloquent : « Camarade Kaparov, personne ne doute de la vérité de vos états de service, mais aujourd’hui ma responsabilité est d’évaluer ce que vous avez fait de mal. Je confirme la sentence : vingt-trois ans de réclusion aux travaux forcés. »

David Kaparov fut donc envoyé en Sibérie, où des conditions particulièrement inhumaines dégradèrent sa santé, et le peu de confiance qu’il plaçait encore dans le socialisme. Seul, en secret, il murmurait les prières de son enfance et priait Dieu de le sortir de ce mauvais pas.

Il crut sa prière exaucée lorsqu’au bout de quatre années le juge, celui-là même qui l’avait condamné, souhaitait le voir à nouveau. Le socialisme pouvant être aussi fantasque qu’arbitraire, Kaparov tremblait déjà de voir sa peine doublée pour Dieu sait quelles raisons.

De fait, le juge commença sa péroraison d’une voix métallique : « Le peuple soviétique a réexaminé vos agissements. Il a pris acte de vos exploits militaires à Stalingrad, et de la lettre du camarade Lénine attestant de votre contribution à l’édification du socialisme. Nous reconnaissons également que l’usine ne vous a pas payé depuis six mois, et que seules ces circonstances difficiles vous ont conduit à avoir recours au marché noir pour sustenter votre famille. Aussi le peuple soviétique a-t-il décidé d’annuler votre précédente condamnation -- à partir d’aujourd’hui, camarde Kaparov, vous êtes libre !

Kaparov n’en croyait pas ses yeux, mais il eut la force toutefois de demander au juge : « Votre honneur, ma reconnaissance est sans limite. Mais si je puis me permettre, tous ces faits étaient déjà connus la première fois… Pourquoi ne les avez-vous pas pris en compte à l’époque ? »

Le juge planta à nouveau un regard de vacuité dans celui de Kaparov et commenta d’une voix blanche : « La première fois nous n’étions pas intéressés par le bien, mais seulement par le mal que vous aviez commis. Cette fois-ci, nous nous intéressons uniquement à ce que vous avez fait de bien. Je vous confirme le jugement : vous êtes libre. »

Cette histoire a quelque chose de kafkaïen, mais elle témoigne avec justesse, nous le sentons bien, du risque de pile ou face arbitraire inhérent à tout jugement. A l’heure où, depuis Rosh ha-Shanah, trois livres se sont ouverts pour nous inscrire pour la vie ou la mort, nous avons quelques raisons d’être inquiet, d’autant plus que le jury est assez peu démocratique. Il se réduit à Dieu lui-même, adepte, semble-t-il, de la phrase de Clémenceau : toute commission doit nécessairement comporter un nombre impair, et trois, c’est déjà trop… !

En même temps, l’histoire du camarade Kaparov témoigne d’une vérité enfouie, que nous sentons confusément : que le monde n’est pas unidimensionnel, qu’il est comme une pièce de monnaie, il a deux faces, et même si une seule est visible, elles sont les deux aspects d’une même réalité, que seule notre légèreté nous fait expérimenter de manière contradictoire. Ce que je veux examiner avec vous ce soir, chers amis, c’est comment, aujourd’hui, alors que le monde semble toujours plus violent, plus dense en tyrannies, plus impitoyable que jamais envers d’Israël et tout ce qui touche de près ou de loin aux israéliens et aux juifs, comment l’espérance, face cachée de la violence, demeure-elle toutefois une voie possible pour le monde ? Et puisque la teshouvah, qui signifie non pas « repentance », mais « retour » et « réponse », est le fil de directeur de nos prières aujourd’hui, je commencerai donc par une question simple, enfantine : à quoi sert la teshouvah ? A quoi sert le pardon ?

La réponse est simple : à nous offrir de nouveaux territoires. Pour la vision hébraïque telle qu’elle se déploie dès la Genèse, le monde n’est pas un ordre fermé, un ensemble de choses rivées chacune à leur ADN. L’univers a été créé par un Dieu qui utilise le langage, une manière de nous dire qu’il n’est pas seulement une totalité ordonné, un cosmos à la grecque, il est aussi une conversation. Dans cette perspective, le pardon, la teshouvah font partie de ces géniales inventions qui consistent à revenir à un point antérieur de notre conversation avec Dieu et avec le monde. Pour quoi faire ? Pour nous donner accès, justement, à des territoires que la réalité ne nous donne pas, pour nous permettre une respiration face aux faits têtus et implacables. Cette altérité du réel, la vision hébraïque la connaît depuis toujours. C’est David qui, posant le glaive après avoir litté pour Israël, bâtit les mondes de la consolation avec sa lyre et ses Psaumes. Ce sont les pieux ‘Hassidim rhénans, ou andalous qui, pour échapper aux tenailles de la Reconquista, aux folies logiques de la « pureté de sang » et de l’expulsion, inventent un Dieu qui serait lui-même en exil pour mieux nous accompagner. Ce sont les fameux bâtisseurs du temps chers à Abraham Herschel qui, au Shtetl, fléchissant la cruauté tsariste en perçant le ciel de leur niggounim, transforment le quotidien boueux des plaines polonaises en jardin d’Eden. Nos ancêtres, ainsi, n’ont eu de cesse de construire ces espaces imaginaires, troqueurs de rêves, chiffonniers de l’utopie, ravaudeurs de paradis, pour opposer à l’arbitraire des hommes les promesses de l’espoir, l’invention d’un futur et, artifice suprême, le Messie. Ah le Messie, n’a-t-on point ici le futur multiplié par lui-même, le futur au carré, au point de devenir celui qui ne vient pas, ou, comme le dit Kafka, celui qui ne vient que le lendemain de son arrivée… La stratégie est limpide, ici : ne jamais venir, pour garder la capacité à être toujours en train de venir… Cette capacité à dresser des espaces supplémentaires au réel, il n’est pas jusqu’à cette réplique mythique du film « La vérité si je mens 3 », qui n’en témoigne. Face à un débiteur récalcitrant au paiement, le personnage de Patrick Abitbol, joué par Gilbert Melki, en vient à proposer, excédé, mais sur le ton de la bonne idée qui ouvre l’espace de la solution : « OK, voilà ce qu’on te propose. Donne-nous du liquide, et tu nous dis quand tu veux qu’on l’encaisse… ».

Kippur, en quelque sorte, est consacré à la célébration de ces espaces alternatifs, ces fictions garantes d’humanité. Dans ce monde élargi, augmenté à la dimension de la miséricorde (la ra’hmanout), les eaux du réel, présentes dès les premiers jours de la Création, en ce jour de Kippour, coulent dans les deux sens.

Elles coulent vers la mer, suivant, bien sûr, la pente du point le plus haut vers le point le plus bas, autrement dit elles suivent les lois de la gravité, de la logique, et il y a une vérité à cela : nous obliger, bien sûr, à examiner nos agissements avec exactitude, être au rendez-vous des faits, devoir « endurer » le monde comme aimait à le dire Hannah Arendt. Kippour, en ce sens, est le festival de l’anti-fake news ! Mais, d’un autre côté, si Dieu a créé le monde à l’aide du langage, c’est parce que les choses ne font pas que « tomber », elles ne font pas qu’« être ce qu’elles sont ». Les choses n’existent vraiment que si elles sont « appelés » -- comme dans la Genèse--, si elles sont racontées, et si elles sont transmises. C’est de cet appel, de cette conversation dont il s’agit à Kippour. Nous faisons couler les eaux dans les deux sens, dans le sens de la mer, mais aussi vers le haut, vers la source, vers l’origine et le désir premier. Le Talmud appelle les eaux d’en bas mayim bokhim, les « eaux qui pleurent » parce qu’elles veulent retourner vers leur source, elles se soulèvent pour couler à l’envers. C’est cela, la teshouvah. Elle dit que le monde est une vaste alliance avec l’invisible, avec la face cachée des choses, l’autre face de la pièce de monnaie. La teshouvah est possible parce qu’elle est réelle : parce que c’est sa modestie face contre terre, qui porte en fait toute la charge de l’existant et permet sa visibilité. La teshouvah est possible, et le pardon l’est aussi, parce que, comme le chantait Eluard, « Il y a un autre monde et il est dans celui-ci ».

Maintenant, chers amis, je ne puis, en ce Kippour si proche du 7 octobre, ne pas partager avec vous les souffrances d’Israël. Celle des otages, en premier lieu, dont nous imaginons à peine ce qu’ils vivent en ce moment même. Nous avons basculé depuis le 7 octobre l’année dernière dans une nouvelle ère, un temps où la fenêtre de compassion envers Israël et envers les juifs s’est réduite à 24 heures. Depuis, une novlangue de haine et de mensonges se déverse quotidiennement sur la planète pour contrer tout ce qu’Israël peut dire ou faire, pour marteler un antisionisme dont les critiques ne masquent en fait qu’une seule idée : le refus, tout simplement, de l’existence de l’Etat d’Israël. Et pour répandre un antisémitisme, assumé ou latent, qui cherche à expulser les juifs de tous les horizons intellectuels où ils pourraient être légitimes : le droit international, les cours de justice, le droit de la guerre, le droit tout court. Il faut en être conscient, le 7 octobre, marque le début de l’hallali planétaire contre Israël et le peuple juif.

Alors, mon Dieu, cette année, nous avons deux demandes :

Ashamnou, bagadnou, gazalnou, « nous avons péché, nous avons été fautifs, avons eu des propos inconsidérés… » Nous nous accusons, toute cette journée, de tous les péchés possibles et imaginables. Mais ne crois-tu pas, ô mon Dieu, que cette année nous avons suffisamment soufferts, et que nous pourrions déplacer la conjugaison sur ce que nos ennemis nous ont fait ? (nous ne voulions pas d’ennemi, mais c’est l’ennemi qui nous désigne, comme le savait le philosophe Julian Freund) ? Ashamtem, bagadtem, gazaltem, « vous avez commis le péché de haine, de mensonge », oui, professionnels de la haine d’Israël, vous vous êtes honteusement acheté une vie militante à deux shekels, et vous vous êtes octroyé vos deux minutes de gloire médiatique avec la fructueuse bénédiction de l’antisémitisme, comme le disait Maurras, expert en la matière : « Tout paraît impossible, sans cette providence de l’antisémitisme. Par elle tout s’arrange, s’aplanit, et se simplifie ».

Et puis, deuxième chose, mon Dieu… Dans ce grand monde de l’Alliance qui est le tien, Toi qui rapproche les choses qui sont et celles qui devraient être, dans Ta création où les eaux coulent dans les deux sens, à la fois pour se perdre dans les terribles méandres des conséquences, mais aussi pour s’élever vers la justice, ta justice qui compte les larmes, oui, ô mon Dieu, si teshouvah veut dire « retour », alors la seule teshouvah digne de ce nom, cette année, réserve-là, ô mon Dieu, avant celle de nos âmes, au retour des otages. Oui, accorde ta teshouva aux otages de ces familles fracassées, déchirées pour qu’elles puissent fêter ensemble, réunies, l’an prochain à Jérusalem, à Nir Oz, à Beeri, le prochain Rosh ha-Shanah, et pourquoi pas Pessah, et avant cela Hanoukka ?

Et, chers amis, puisque nous avons déjà beaucoup « ‘hataté » au cours de cette journée, beaucoup « vidouillé », essentiellement pour notre compte, je vous propose la chose suivante : j’aimerais que nous orientions notre force d’espérance collective, pour les deux dernières heures qu’il nous reste à prier ensemble, vers l’objectif, la prière que tous les otages soient inscrits dans le livre de la vie, Tikhtov otam be-sefer ha-haïm, et qu’ils reviennent en parfaite intégrité morale, physique et spirituelle, dans leur famille, Ta’hzir otam ha-baïta, ramènes-les à la maison. Exerce, ô mon Dieu, ton droit, ton pouvoir de teshouvah ! Et lorsque ta justice aura été établie, que nous puissions tous être témoin, en cette année 5785, que ta justice puisse alors servir de support à un monde de paix.

Gmar ‘hatimah tovah !

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