fêtes

Un jour à Surmelin

Il y a quelques années, une anecdote vécue m’a fait comprendre la puissance du pardon.

La scène se passe à Surmelin, cette synagogue de JeM, un peu loin de tout en métro mais si proche à notre cœur – et d’où je viens ! Quand la période des yamim noraïm frappait à nouveau à la porte du temps et de nos consciences, j’y menais, il y a quelques années, des offices de seli’hot chaque matin – à 7 heures. Nous commencions à l’heure, un fidèle restait à la porte d’entrée de la synagogue pour accueillir les retardataires, un bon quart d’heure, puis revenait ensuite prier avec nous après avoir fermé la porte (celle-ci était séparée par quelques couloirs de la partie de la synagogue où avaient lieu les prières).

Une semaine après la fin des Fêtes, un membre de la communauté, une amie, me confia combien elle avait été peinée que son mari – peu connu pour être un pousseur de portes de synagogue invétéré – se fût déplacé deux fois pour participer à ces offices de seli’hot, et par deux fois, avait trouvé porte close... Réalisant qu’il était peut-être en retard, il avait insisté, jouant de l’interphone et de la sonnette, sans que jamais personne ne réponde. Par deux fois il était reparti « bredouille en seli’hot », pour ainsi dire, une frustration qu’il avait assez mal vécu…

Je ne me souviens plus de ma réponse. Peut-être avais-je tenté de vagues explications rationnelles – une porte et une sonnette trop éloignée de l’endroit où nous nous trouvions, un retard peut-être vraiment trop tardif – je ne me souviens plus – mais à coup sûr, si je les avais produites, elles avaient manqué leur cible ; mon amie, je le voyais bien, était tout à fait contrariée et, sans agressivité, par la seule évidence de son désarroi, me désarçonnait à mon tour -- gêne d’autant plus impalpable et vive qu’elle s’imposait maintenant à moi sans jamais avoir su qu’il y avait un problème…

J’aimais beaucoup cette personne, et son mari aussi, et je l’imaginais parfaitement, dans la nuit encore épaisse, remonter tristement la rue du Surmelin dans la frustration et le déni de consolation… Quelques jours plus tard après m’avoir rapporté son désarroi, je revis cette personne, et je lui dis alors combien j’éprouvais du regret, et combien le petit groupe de fidèles des seli’hot avait été peiné de savoir que son mari n’avait pu participer à la prière.

Alors, je me souviens très bien, son visage changea du tout au tout, et cette amie me dit, avec un sourire de soulagement quasi-radieux : « Mais alors, ça me va très bien ! Et ça change tout ! »

Je me souviens être resté abasourdi devant la simplicité de sa réaction, et la puissance immédiate, quasi-magique qu’elle eut sur nous. Que s’était-il passé ? Tout simplement le dénouement soudain, et total, d’une situation qui, subrepticement, avait acquis l’épaisseur d’un problème. Une pelote de micro-confusions comme nous autres êtres humains excellons à en produire, un imbroglio sans responsabilité nette, et suscitant, avouons-le, l’irrésistible tentation de s’en débarrasser à bon compte, dans la lignée de cette fameuse formule du Président (du Conseil) Queuille sous la Quatrième République : « il n’est pas de problème que l’absence de solution ne finisse par résoudre… » Je demeurai abasourdi, en fait, de ce que mon regret – sincère --, avait simplement enclenché son pardon tout aussi sincère et, sans que la situation en ait été le moins du monde changée, celui-ci avait suffi à détruire la barrière qui s’était dressée entre nous. C’est comme si une mer d’incompréhension s’était vidée devant nous instantanément, nous laissant avec un quasi-sentiment de joie. Une sorte de miracle d’Azazel, le miracle du non-lieu et du pardon, venait de se produire.

A ce stade de l’anecdote, nous sommes en droit de nous poser la question : qu’est-ce qui a marché, exactement ? Pourquoi un simple regret exprimé permet-il le pardon ? De quoi est-il le pardon, d’ailleurs ?

Autre question : si l’on conçoit que quelque chose de cet ordre puisse apaiser les rapports entre êtres humains, comment cela « marche-t-il » pour Kippour, où il s’agit de tout autre chose, d’un face à face intime, entre nos consciences et Dieu ?

Pour répondre à la première question, j’aimerais emprunter un détour, faire appel à une profonde réflexion de Léonard de Vinci sur les deux grandes manières, à ses yeux, de produire de l’art – nous verrons combien elles nous mènent au cœur de Kippour.

Le grand Léonard aimait à dire qu’il est deux voies pour produire de l’art, per via di porre, ou per vi di levare. Per via di porre, mot à mot, « par voie d’ajouter », « en ajoutant », désignait dans son esprit la peinture. Per via di porre, c’est en effet la manière où l’on ne cesse d’ajouter sur la toile, du dessin, de la couleur, celle où le support se remplit, par ajouts successifs, jusqu’à atteindre ce point d’équilibre où, selon l’intime conviction de l’artiste, le tableau est achevé à ses yeux. La touche en moins serait manquante, une touche en plus serait de trop : voie généreuse, mais équilibre pointu que ce per via di porre

A cette première manière, Léonard opposait la per via di levare, « par voie de soustraire », « l’enlever, la soustraction » -- il pensait là à la sculpture. Qu’il parte d’un bloc de marbre, de pierre ou d’airain, ou simplement de la masse encore imprécise de l’idée vague, le geste artistique du per via di levare est un art de l’évidement. Il procède par enlèvement de matière, et plus on enlève, plus la forme se forme, plus la création se crée. La frontière, là aussi, est ténue. Pas assez d’évidement, et la sculpture est encore trop loin de la légèreté rêvée ; mais un excès, une maladresse, un prélèvement de trop et ce sera la blessure de la laideur. Mystérieux équilibre, que cette per via di levare, frisant le risque du néant, ou pire, de l’insignifiant…

Art du retrait, du creux, de l’humilité, on comprend que la Fête de Kippour entretient une affinité très forte avec la via di levare. J’avais déjà évoqué cette analogie, lors d’un autre Kippour, mais j’aimerais la travailler ici avec une orientation nouvelle. Ce qui est fascinant pour notre propos, en effet, c’est que ces deux voies artistiques trouvent leur déclinaison dans le monde de la spiritualité. Deux foyers de créativité propres à la religion, deux ressources fondamentales de la tradition et qui, bien qu’opposées, partagent une même gratuité commune : la louange, et le pardon.

Comme l’avait bien vu le penseur Tzvetan Todorov, la louange, en son essence, consiste à dire deux fois la même chose. Si parler, pour les hommes, consiste toujours à dire « quelque chose de quelque chose », la louange commence par satisfaire à cette première étape. Elle énonce la chose pour la décrire, elle pose un « sujet » -- d’intérêt, de conversation --, mais redouble son énonciation pour la redire une seconde fois, pour simplement s’émerveiller qu’il en soit ainsi. Gratuité de la répétition, possibilité linguistique totalement basique mais, quand la louange s’adresse à quelqu’un, totalement transformante des rapports humains. Dans le commerce entre les hommes, cette per via di porre, cette « technique de redoublement » de la louange a le pouvoir d’une bombe de compassion – et elle peut tout changer.

Le pardon, quant à lui, est frère de la louange. En surface il en est l’opposé, car s’il consiste également à poser quelque chose, un sujet, un problème, une situation, il les redit une seconde fois, mais cette fois per via di levare, pour s’en dédire, pour en effacer toute positivité. Dans sa gratuité, toutefois, le pardon est tout aussi radical que la louange. Ni l’un ni l’autre ne sont des réactions, mais des actions, des joyaux de première intention. Le pardon n’est jamais déductible de quoi que ce soit qui précède dans la conversation, il s’octroie, d’un seul coup, souverain, et prend à contrepied toutes nos petites logiques d’équilibre de la terreur linguistique. En termes humain, son effet est tout aussi dévastateur, dévastateur d’amour.

Pourquoi l’est-il, insistera-t-on ?

Il l’est parce qu’il est une magnifique illustration de la formule d’Einstein : « Face à un problème, il n’est de solution que celle qui ne reste pas sur le même plan que le problème ». Le pardon solutionne et répare, parce qu’il vient dire que le problème qui nous souciait n’est pas le vrai sujet. Quand une incompréhension, une « embrouille » naît entre deux personnes, le problème est le symptôme -- le vrai sujet, c’est que le lien humain est abîmé, ou coupé. Dans sa gratuité, le pardon détrône le problème de sa fausse importance, et contre toute attente, déchire le malentendu pour venir dire à la personne qu’on l’aime, qu’elle compte pour nous. Ce contre-pied, à rebours de nos justifications techniques, vient soudainement rétablir le flux, le lien d’amour qui s’était tari.

Magnifique, dira-t-on ! Mais il nous faut maintenant en venir à notre deuxième question : si le pardon semble raisonnablement plausible pour les relations entre personnes, qu’en est-il de Kippour ? Car il est une dimension supplémentaire, ici, entre nous et Dieu ; il ne s’agit plus de réparer un manquement en présence de la personne concernée. Nos sources (traité Yoma, ch. 8, mishnah 9) le disent bien, qui exigent de régler avant Kippour nos différents entre humains, Kippour ne concernant que nos manquements envers Dieu. Dieu n’est pas le courtier de nos culpabilités, il n’est pas « le petit télégraphiste » de Sion, il est Celui devant qui toute démarche s’éprouve à l’exigence de la vérité.

Comment, dès lors, faire se rencontrer deux sphères apparemment disjointes, celle de nos manquements personnels, intimes, secrets, et celle du pardon divin ? On me pardonnera de passer de Léonard de Vinci au Général Schwarzkopf, mais il se trouve que l’une de ses répliques pose le problème adéquatement. Le général Schwarzkopf, pour ceux qui s’en souviennent, est ce général américain qui, après l'invasion du Koweït par Saddam Hussein, commandait les forces de la coalition et l’opération « Desert Storm » lors de la guerre du Golfe en 1991. Quelques années plus tard, à la question de savoir s’il était envisageable pour lui de pardonner aux responsables des attentats du 11 septembre, le général Schwarzkopf, après un temps de réflexion, avait répondu non sans finesse : « Ma conviction, c’est que Dieu pardonne. Mon job, à moi, c’est d’organiser la rencontre. »

Notre problème, à Kippur, est exactement cela : un problème de rencontre – d’une nature différente, espérons-le…. Comment mettre l’un en face de l’autre, nos manquements, et le pardon divin ? Nous sentons bien qu’en ce jour, nos prières ne sont pas seulement des souhaits, mais que nos paroles sont l’examen d’une vérité : la nôtre... Mais, et si leur sincérité est la moindre des conditions, face à la compassion divine, qu’est-ce qui nous vaut cette « extension du périmètre de la compassion », comme l’aurait peut-être formulé Houellebecq… ? S’agit-il d’une fiction ? D’une pieuse fiction ? Le génie de Kippour est là : il organise la rencontre de nos manquements et du pardon.

La fait majeur, en ce jour, c’est que la synagogue, notre Beit-Tefillah, notre « maison de prière », est transformée en Beit-Mishpat, en tribunal. La prière du Kol Nidreï, au tout début de Kippour, explique le rabbin Jonathan Sacks, vient en poser la note de fond et le fil directeur. Si ce texte, purement et froidement juridique, a su résister à toutes les controverses, toutes époques confondues, insiste Rabbi Sacks, c’est qu’il parlait au cœur du peuple juif, rappelant l’une des plus grande intuition, et invention du judaïsme : l’Alliance. A savoir : celle d’une relation à Dieu envisagée sous la forme d’un contrat. Cette notion existait, dans l’antiquité moyen-orientale, entre les individus, entre les rois et les royaumes, mais ce fut l’intuition absolument unique du judaïsme, que de concevoir le contrat comme le prisme d’un rapport entre Dieu et l’homme.

Rapporté à notre sujet, l’Alliance y exerce toute sa puissance éthique. Pris uns à uns, nos transgressions, nos manquements sont techniquement irréparables ; ils ont eu lieu et nous n’y pouvons rien -- tel quel, l’octroi du pardon aurait quelque chose de magique. Mais en déplaçant la perspective vers un horizon plus global, non plus celui des problèmes, mais celui de notre lien à Dieu, l’Alliance permet de distribuer différemment le temps de la « solution ». Il ne s’agira plus ici de réparation ponctuelle, étroitement symétrique à la faute, mais de la possibilité d’une teshuvah -- « repentance » dit le dictionnaire, mais bien plus exactement « retour », retour sur soi. Autre invention, prophétique, révolutionnaire, que la teshuvah ! La grande idée de Kippour, cette mise en scène de l’Alliance et de la teshuvah, finalement, est que le mal est attaché à l’acte, jamais à la personne. C’est la largeur de vue de l’Alliance qui permet le changement de perspective. Dans son cadre contractuel, l’Alliance vient nous dire que si le problème ne peut être changé, nous pouvons, nous, changer en face du problème : ce qu’il faut changer, c’est nous-même… ! En reconnaissant nos actes, mais en cessant de nous identifier à eux, nous sommes rendus à notre liberté, et sous le sceau de notre exigence morale, nous pouvons songer à changer nos orientations pour nous amender. En contrepartie de notre sincérité, Dieu accepte notre faillibilité, car dans le cadre de l’Alliance, le futur est une ressource que les deux parties s’accordent. Cet examen créatif de ce qui fut, de ce que nous fûmes, donne entièrement raison au poète, Joseph Brodsky : notre passé est imprévisible !

Alors, dans ce vaste Beit-Din que constitue aujourd’hui notre communauté rassemblée, dans ce temps de rencontre de Kippour, rendu possible par l’Alliance, notre inscription dans le Livre de la vie ne devient-elle pas une perspective tout à fait crédible ? Dieu nous y engage : ce Livre de nos vies, écrivons-le nous-même !

Gmar ‘hatimah tovah !

Sermon Kol Nidreï

Mardi 4 octobre 2022

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