« Adonaï élohim émèt » : « l’éternel Dieu est vérité ». Cette sentence du prophète Jérémie (Jérémie, X,10) ne figure pas dans la liturgie de Kippour, mais elle pourrait tout à fait prétendre à en être la source cachée, le véritable fil conducteur de tous ces textes que nous lisons en cette sainte et solennelle journée. De ces yamim noraïm, ces dix jours redoutables, en effet, nous connaissons les valeurs-phares, les notions-clé, celle de Dieu en tant que « avinou », notre père, ou « malkénou », notre roi, la notion de péché et son corollaire la techouva, la métaphore du Tribunal divin et de son Jugement, ainsi que la non moins fameuse « Inscription » dans le Livre de la Vie. Mais lorsque nous lisons ces textes, ces prières et ces piyoutim assemblés par nos maîtres de façon grandiose dans notre ma’hzor, leur hautaine liturgie semble ne rappeler les plus nobles idéaux à nos consciences que pour susciter aussitôt le remords de n’y avoir point souscrit, et c’est bel et bien devant ce « élohim émèt », ce « Dieu d’une implacable vérité » que nous sommes placés.
De Sa vérité, les milliers de mots de nos ma’hzorim en dressent le Temple tout au long de cette sainte journée, mais peut-être n’en ressentons-nous la dure exigence en ce jour que parce nous passons notre temps à tenter de l’éviter… Ne justifions-nous pas nos erreurs, nos manquements et nos lâchetés à longueur d’année, et de toute les manières possibles pour échapper à son jugement ? Alors même que nos esprits ont développé une aptitude toujours plus affinée, toujours plus réactive à la justification de nos actes, notre intelligence, sur-équipée pour traverser les arènes et les compétitions désormais permanentes que nous impose la société, ne semble plus capable de baisser de ton pour laisser poindre les notes sourdes, plus frustres peut-être, de la moralité pure et de sa vérité. Offensifs ou défensifs, nos esprits, dont les forces semblent perpétuellement bandées pour maintenir quelque acquis, statut ou position sociale, s’avèrent de plus en plus incapables d’une authentique trêve, d’écouter le silence de nos âmes, ses mouvements, ô certes plus hésitants, plus maladroits mais pour cette raison peut-être plus sincères, cette zone indécise de notre être où bat le vrai cœur, la vraie source… Notre être profond, celui qui, lorsque nous savons l’écouter, se tient nu, muet devant Dieu, créature dérobée de toutes ses sophistications, âme vibrante et ténue, tout juste ancrée dans une fragile et mortelle enveloppe de chair. Nous, à la fois vermisseaux et créatures magnifiques, nous, si indignes et si nobles êtres humains…
Mais, inexorablement, ces textes, que nous avons pieusement remisés pendant un an dans la section « judaïsme » de nos bibliothèques, nous attendent et nous cueillent, chaque année, par l’effet dévastateur de leur vérité… Qu’on en juge :
■ « Tu m’as doté d’un cerveau et d’un cœur pour y concevoir de nobles pensées et saisir le sens de tes saints préceptes ; et moi, je les ai souillés par de viles pensées » (« Tefilla zaka », de Rabbi Avraham Danzig).
■ Ou encore : « … j’ai manqué de fermeté, obéis aux mouvements inconsidérés, cédé aux circonstances plutôt que de les dominer, oublié mes plus chères promesses… » (Siddour / 251).
■ Ou bien encore : « … les intentions de repentir que nous avons formulé, les innombrables prières que nous avons récitées … n’ont pas bouleversé de façon significative notre mode de vie (« Kol nidré sfaténou ») ».
Toutes ces admonestations, ces simples et terribles verdicts nous les lisons chaque année dans nos ma’hzorim, et nous en reconnaissons immédiatement la pertinence. Nous le savions : Dieu savait… Dieu sait ! Et il nous connaît ! Nos sages et nos maîtres s’en sont fait l’expression, et leur textes nous disent avec une minutie presque scientifique que cette panoplie de qualités dont nous nous targuons n’est que façade, ils nous débusquent dans notre habileté à donner si facilement le change, jouer sur les équivoques, troubler l’adversaire, ou l’ami, et en quelques phrases dessinées au cordeau de la vérité, ces textes tracent le contour de nos insuffisances, et redessinent nos misérables prétentions à leur dimension réelle, celle d’une créature si souvent oublieuse de notre dignité d’homme, de « mensch »…
Mais si à Kippour nous sommes ainsi nus face à la vérité divine, soumis à l’implacable crudité de sa lumière, qu’en est-il de cette vérité ? Et alors même qu’il nous est demandé de faire techouva, un processus dont le premier temps implique justement de revenir à la vérité de nos actions et de nos pensées, nous, êtres humains imparfaits et limités, sommes-nous capables de nous hisser à la hauteur de cette vérité ? Pourquoi dès lors l’exiger de nous ? De quelle vérité s’agit-il ? Telle sont les questions que j’aimerais examiner avec vous ce soir.
Tournons-nous d’abord vers la philosophie. La vérité, bien entendu, y fait débat et il en existe autant de définitions que de penseurs, mais sa version la plus classique, dite « théorie de la vérité-correspondance », définit celle-ci comme une adéquation entre l’intellect et la chose, entre le réel et la pensée. Cette position est exposée de façon canonique par Aristote dans la « Métaphysique » (Métaphysique, Delta, 1011b) : « Dire de ce qui est que cela n’est pas, ou de ce qui n’est pas que cela est, est faux, et dire que ce qui est est, et de ce qui n’est pas que cela n’est pas est vrai ». Ou cette autre définition, par ailleurs hymne à la blancheur dont nous goûterons la pertinence en ce jour de Kippour : « Ce n’est pas parce que nous pensons d’une manière vraie que tu es blanc, que tu es blanc, mais c’est parce que tu es blanc, qu’en disant que tu l’es, nous disons la vérité ».
Cette définition par l’adéquation entre les choses et la façon dont on en parle, bien sûr, ne va pas sans difficulté, car en tout premier lieu, qui peut se targuer d’être objectif, comme placé de l’autre côté de la réalité, en quelque sorte, pour pouvoir avec certitude déclarer juste ou fausse telle ou telle affirmation concernant cette réalité ? Maint philosophes contestent cette position classique et proposent d’autres représentations de la vérité, mais quoi qu’il en soit, il s’agit toujours, en philosophie, d’une valeur intellectuelle.
La tradition, cependant, et la profondeur de notre rapport à Dieu ne saurait se contenter d’une pure valeur intellectuelle. Nos sources, en effet, n’abordent pas la vérité de façon isolée ni en termes théoriques et, nous l’allons voir, c’est précisément cette richesse, cette capacité à envisager la vérité dans l’horizon d’autres valeurs qui garantit notre possibilité de nous y confronter de manière constructive à l’échelle de nos vies.
Le problème est posé dans sa plus grande généralité par Léon Ashkénazi, dit Manitou ; l’un des problème fondamentaux de la civilisation, affirme-t-il, consiste en la confrontation de l’homme avec la Loi. « L’une des profondeurs de la réflexion humaine, écrit-il, porte sur la rencontre de la personne et de la Loi, c’est à dire la vérité. Cette rencontre est un des drames de la conscience humaine. Nous sommes, nous hommes, nous l'homme, infiniment supérieurs à la Loi, car la Loi met en œuvre des principes impersonnels ; oui mais, du fait que la Loi est la Loi, que la vérité est la vérité, elle est infiniment supérieure à moi. Ce drame de la conscience ne peut être résolu que par des solutions de mutilation : ou bien l’on préférera sacrifier la Loi à la personne, ou bien l’on préférera sacrifier la personne à la Loi. »
Manitou situe alors la spécificité de la Bible par rapport à ce problème : « mais avec Abraham, poursuit-il, ce problème a complètement éclaté : Abraham a révélé à l’humanité que la rencontre de la Loi n’est pas la rencontre d’un monstre impersonnel, mais la rencontre de Quelqu’un qui, par la loi, fait connaître sa volonté. Dans notre rapport ave la Loi … il ne peut y avoir de panique, de tragique. Nous savons que nous ne sommes pas mesurés à des principes – alors, en effet, ce serait tragique … -- mais à une personne qui a voulu que la Loi soit ce qu’elle est ».
Beaucoup de choses sont déjà dites dans ce commentaire d’une belle hauteur de vue, et nous pouvons d’ores et déjà en tirer deux enseignements :
1/ Contrairement à l’approche philosophique, la vérité n’est pas une relation logique d’adéquation ni même seulement une relation intellectuelle, quelque chose de statique ou d’immuable ; non, la vérité est une démarche, une dynamique. Non pas une relation d’objet à objet, mais un projet, porté de façon vivante par un être vivant.
2/ D’autre part, la vérité, pour la Tradition, ne peut avoir à elle seule de valeur ultime. Elle n’est garantie que par quelque chose qui lui est supérieur, la volonté divine. La vérité, ainsi, n’est pas un nec plus ultra désincarné et de nature intellectuelle, elle est le signe d’une relation supérieure, et vient couronner une rencontre entre Dieu et sa créature. La vérité se pare ici d’une valeur « d’expérience », profondément humaine…
Ces deux enseignements sont amplifiés par une très belle page, un midrash que rapporte Rabbi Yehouda Loew, le Maharal de Prague :
« Rabbi Shimon enseigne : lorsque le Saint Béni soit-Il entreprit de créer le premier homme, les anges du service se groupèrent en clans. Certains disaient : « Qu’il soit créé », d’autres disaient : Qu’il ne le soit pas ». Selon le verset : « La bonté et la vérité se sont rencontrées, la charité et la paix se sont embrassées ». la bonté disait : « Qu’il soit créé, car il est porté à la compassion », tandis que la vérité disait : « Qu’il ne le soit pas, car il n’est que mensonge ». La charité disait : « Qu’il soit créé, car il est capable de générosité », tandis que la paix disait : « Qu’il ne le soit pas, car il n’est que discorde ». Qu’a fait le Saint béni soit-Il ? Il prit la vérité et la jeta à terre, comme il est dit : « vétashlekh émèt artsa » (« la vérité fut jetée à terre » -- Daniel VIII, 12). Les anges du service lui dirent alors : « Maître des mondes, comment méprises-tu l’ordre que tu as établi ? Que la vérité monte de la terre ! C’est ce qui est écrit : « Emèt méérets titsma’h » (« la vérité germera de la terre » -- Psaumes 85, 12) » -- (Midrash Rabba 8 : 8).
Que vient nous enseigner ce midrash ? Tout d’abord, une bonne dose d’humour. Comme souvent dans les midrashim où Dieu doit arbitrer entre des valeurs contradictoires, il finit toujours par prendre de vitesse les différents acteurs, et pendant que ceux-ci se chamaillent, il dénoue le problème en imposant brutalement la dimension du concret, ici symbolisée par la terre, et en introduisant la dimension du temps : « méérèts titsma’h », « la vérité germera de la terre » -- il s’agit ici un futur.
Le commentaire que fait alors le Maharal de ce midrash fait écho à celui de Manitou. Loin de n’être qu’une abstraction, la vérité, souligne le Maharal, est quelque chose d’organique : le midrash la compare à un processus de germination. La vérité, ainsi, ne sort pas tout droit casquée du néant, ou de la pensée divine, elle germe, telle les plantes, et est appelée à se fortifier dans le temps. L’homme, dont on pourrait déplorer qu’il n’est pas taillé à la dimension de l’absolu ou d’une vérité immuable, a peut être ainsi une chance bien plus grande… Limité, il lui faut disposer d’un délai en toute choses, et en tout premier lieu de la possibilité même de ce délai : la dimension du temps.
Mais alors, il possède désormais une chose ignorée des anges : l’arme de la conjugaison… Passé, présent, futur : toutes ces modulations, conjuguées à l’aune de la psychologie humaine, vont projeter l’homme bien plus loin qu’à la hauteur d’une vérité désincarnée. Cette chance de la faiblesse, c’est que la vérité y est toujours au futur, « elle germera ». Non seulement ce futur sauve l’homme du piège de n’être qu’une essence immuable, mais la vérité organique du midrash dessine pour l’homme un destin construit par des projets, où sa marge de progression est infinie.
Ainsi, et malgré la violence apparente de la geste divine, l’homme et la vérité sont pleinement proportionnés l’un à l’autre. La solution du midrash, limpide, donne du poids à l’argumentation de Manitou : au lieu de n’être qu’une donnée a priori, ne laissant d’autre choix que d’en être écrasé ou de se prendre soi-même pour Dieu, la vérité sera effort ; non un titre mais un projet, non une prétention mais l’objet d’un désir.
Cette perspective donne également tout son sens à ce commentaire de Maïmonide qui, à l’appui de Rabbi Yossi et Rabbi Nathan au traité « Rosh hashana », critique la représentation traditionnelle selon laquelle le jour de l’an, dont un autre nom est Yom hadin, le jour du jugement, ainsi que Kippour, formerait une sorte de session extraordinaire du tribunal céleste. Fustigeant la naïveté d’une telle représentation, et y décelant le confort d’une pensée religieuse non totalement désintéressée, le Rambam insiste au contraire sur le fait que Yom hadin, en fait, dure toute l’année. Nulle session unique, nul examen à réussir ou à rater dans une saine compréhension de notre position devant Dieu et de nos devoirs vis-à-vis de Lui ; selon Maïmonide, le jugement intervient tous les jours, chaque jour est un Yom hadin et c’est à chaque instant que nous sommes soumis à son jugement. Rosh hashana est d’ailleurs connu dans la Bible par un autre nom, « Zikhron teroua », le « souvenir de la sonnerie », et cette dénomination n’insiste pas tant sur la dimension de jugement, que sur le fait qu’il s’agisse d’un jour de rappel, le rappel de ce que précisément, c’est tous les jours que nous passons en jugement…
Ainsi, la vérité, bien loin de ne mériter que l’heure du verdict pour s’y avérer immanquablement impitoyable, la vérité est pour la Tradition une valeur de vie. Malmenée par la geste divine, qui pourtant l’arrache au mortel ennui d’une lénifiante éternité, la vérité se voit rétrogradée à la dimension terrestre et au flux du temps pour mieux rencontrer l’homme, et s’en faire le compagnon. « Dieu aime les intervalles » disait Borgès. La vérité, ramenée à terre, et sans cesse modelée par les intervalles que Dieu nous accorde sous la forme du temps, devient ainsi une valeur profondément humaine.
Et ces délais que Dieu nous accordent, dit encore Manitou, sont l’expression même de ce que signifie la grâce divine à l’échelle humaine. S’il n’y avait pas de futur, de délais dans nos manières d’être, nous serions effectivement toujours perdants devant la vérité, écrasé par la hauteur de son exigence. Grâce et vérité, ‘hésèd véémèt trouvent ainsi à se lover dans ces intervalles de vie que Dieu nous donne, dans ces pointillés que nous retrouvons de façon sonore dans la téroua du shofar, et qui peut-être, valent mieux que l’inhumaine pureté de la ligne droite. ‘Hésèd véémèt dessinent également les deux pôles opposés qui trouvent à se réconcilier dans le processus de téchouva, et c’est la raison pour laquelle ces deux notions, sont accolées l’une à l’autre dans l’énoncé des treize attributs de Dieu que nous lisons dans les seli’hot.
Alors ces intervalles, puissions-nous les faire fructifier, les emplir de nos bonnes actions et, nous inspirant de ces grâces divines et de notre « droit au retour », à la téchouva, puissions-nous aider cette vérité à germer ; et puisque celle-ci est également le sceau de Dieu, puissions-nous en porter l’image avec la noblesse d’âme que Dieu attend, avec toute la grandeur de notre humilité.
Hatima tova…
Shabbat shalom !
Erev Kippour
Vendredi 22 septembre 2007